D  a  n  i  e  l  l  e      B  E  R  T  H  E  T

PETIT INTERVIEW INTEMPESTIF de Danielle Berthet par Jean-Paul Gavard-Perret , 2012

Qu’est-ce qui vous fait lever le matin ?

voir la couleur du jour diluer mes angoisses insomniaques;
et le désir, de lumière, de ce qui est à venir, le désir de vivre, de vivre encore

et avancer le travail en cours


Que sont devenus vos rêves d’enfant ?

ils sont toujours là, quelquefois j'en vis un! ou je crois en vivre un… c'est déjà ça
j'ai oublié d'être archéologue, j'ai été très peu architecte, mais je continue à rêver que je vole


A quoi avez-vous renoncé ?

à tout ce qui sature le regard et masque l'essentiel
à toutes les certitudes, sclérosantes
à tout comprendre


D’où venez-vous ?

question vertigineuse... du début du monde, par amours successifs (enfin j'espère..) de l'amour de mes parents, coloniaux voyageurs et libres penseurs pour rester terre à terre ( mais est ce le mot?), je viens d'outremer, de l'Afrique noire tropicale, du soleil, de l' océan et de la brousse, d’espaces immenses et des rires africains
j’ai appris à vivre et à penser dehors, en regardant l’océan, le ciel, l’horizon, et chaque grain de sable, au son de Miles Davis et des tam-tam

mais là, je viens du jardin où j'ai sifflé un long dialogue avec un merle


Qu'avez vous dû "plaquer" pour votre travail ?

rien. je crée depuis l'enfance un monde où je peux vivre, c'est à la fois mon travail et ma vie


Un petit plaisir quotidien ou non?

le soleil, le vent... un carré de chocolat noir avec un café noir dans le jardin


Qu’est-ce qui vous distingue des autres artistes ?

tout dépend de la distance:
de loin, artistes, humains, nous sommes semblables; à quelle distance voit on les différences? je ne sais pas
en fait tout est là: où est ma place? ça bouge tout le temps...mal au coeur


Où travaillez vous et comment?

dans ma tête partout, tout le temps; c’est obsédant, m'empêche de dormir. j'en remplis des carnets; il y a aussi des périodes vides de ça, et elles me font peur
le passage à l'acte est moins facile, et pourtant à peu près quotidien, l'après midi dans l'atelier. Sensation d'urgence, peur de ne pas avoir le temps, tant de choses me traversent et je suis si lente! mais quand je suis dans la matière ce sont des moments très intenses, tendus, parfois jubilatoires, rarement paisibles

"il faut beaucoup de chaos dans le coeur pour accoucher d'une étoile qui danse" Nietzsche
je devrais alors bientôt accoucher d'une galaxie techno !


Quelles musiques écoutez-vous en travaillant ?

dans la période de mûrissement, de préparation, je n'aime que le silence, ou plus exactement ma musique intérieure
ensuite j'ai parfois besoin de musique, jamais de radio; je cherche la musique qui correspond à ce que je suis et ce que je fais à ce moment là, c'est une question de vibration, de rythme ;
c'est très varié, et ça change souvent: Satie, Marin Marais, Philippe Glass, Klaus Schultz, Lou Reed, William Sheller, Brad Meldhau, Count Basie, Miles Davis... les Beatles, Pink Floyd, Leonard Cohen, Antony and the Johnsons... beaucoup de groupes rock, beaucoup de jazz… et j’aime découvrir

et souvent rien


Quel est le livre que vous aimez relire ?

je relis peu, mais : Marguerite Duras, son écriture est mon rythme, ma respiration, elle est ma voix, ma mémoire, mon oubli, mon absence-présence au monde
depuis l'adolescence je relis DH Thoreau (Walden…), moi qui ne cesse de m'égarer, sa lecture me ramène à l'amour d'une terre vivante, à la dignité de l’être humain
Proust, par petits bouts feuilletés, parce qu'il n'enferme rien, ni les mots, ni les phrases, ni les sentiments
Samuel Beckett, pour ses mots-trous noirs, l’infinie pureté de son écriture blanche sur fond blanc, son humour
et puis Camus ! vivant, vibrant, irradiant

chaque relecture me montre le chemin que j'ai parcouru (ou pas!)


A qui n’avez vous jamais osé écrire ?

à personne, j’ai toujours osé, quand l’amour, la solitude ou le chagrin ne me laissent d'autre choix que d'écrire, y compris à des gens que je ne connais pas


Quand vous vous regardez dans un miroir qui voyez vous ?

pas moi, seulement une image de moi, au regard insondable : c’est quoi être réelle ?


Quel lieu a valeur de mythe pour vous ?

la route, la route 66, toutes les routes, le désert, l’horizon


Quel film vous fait pleurer?

quand j’étais petite fille, tous les films de Chaplin ; maintenant, Wim Wenders :Les ailes du désir, Paris-texas, Sofia Coppola : Lost in translation …

la réalité me fait souvent pleurer aussi


Quelles taches ménagères vous rebutent le plus ?

toutes
j'aime les rituels, pas les routines

surtout enfiler la couette dans sa housse


Quels sont les artistes dont vous vous sentez le plus proche ?

il y en a beaucoup dont l'oeuvre me touche infiniment, comme Cy Twombly, Giuseppe Penone, Sean Scully, Edward Hopper, Andy Warhol, Miro, Zurbaran...
et les poètes, de plus en plus les poètes, ils ouvrent des mondes que je reconnais et qui me bouleversent
mais mon travail n'en est pas proche; ils sont mes repères, c'est vers eux que je retourne quand je perds le fil


Qu’aimeriez-vous recevoir pour votre anniversaire ?

Tout le bleu du ciel à respirer, un petit hérisson, je ne sais pas


Que défendez-vous ?

rien je pense. Je n’essaie jamais de convaincre, mais je crois à l’amour, à la liberté, je revendique la dignité, ma folie, ma solitude, l'épuisant paradoxe du silence et de la parole
je tente de préserver les possibles, de ne pas écouter le renoncement quand il vient se pavaner sous mon nez


Que vous inspire la phrase de Lacan : "L'Amour c'est donner quelque chose qu'on n'a pas à quelqu'un qui n'en veut pas"?

comment réduire l’amour à ce jeu intellectuel et unilatéral ? ce serait le contraire de l'amour
mais il me faudrait sans doute lire tout Lacan, et donc tout Freud, pour comprendre vraiment cette petite phrase définitive...
il n’est pas si facile de parler d’amour, et impossible de le définir, même quand on le tient dans ses mains


Et celle de W. Allen : "La réponse est oui mais quelle était la question ?"

c'est croire que tout est possible, et surtout vouloir le croire, c'est ne pas se méfier de ce qui va advenir, ou plutôt en accepter d'avance les erreurs, les errances, les souffrances, les nôtres, et celles de l'autre: c'est croire à l'amour;
j'aime Woody Allen et son humour, la distance à laquelle il tient le désespoir

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